Le sens interdit par son extrême simplicité est un concentré d’intensité. Sa puissance est incontournable et j’aime cela.
En 1962, dans les banlieues, je volais les sens interdits. Ce fût la base de mon action artistique. Cinquante ans plus tard, disséquer un sens interdit, c’est rendre vivante la matière inerte.
Un signe universel, c’est parler toutes les langues, moi qui n’en parle aucune.

Jean Pierre Raynaud, Janvier 

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Grand Palais Paris Photo Jean Pierre Raynaud

 

Grand Palais Paris Photo Jean Pierre Raynaud

 

Jean Pierre Raynaud commence par réaliser des assemblages proches du Nouveau Réalisme. Dès 1962, avec ses « psycho-objets » de couleur blanche et rouge, qui associent quelques éléments simples (panneaux de signalisation ou jauges centimétriques), il tente de mettre en évidence les rapports du monde mental et du monde réel.
Glaciale et distante, l’œuvre de Jean Pierre Raynaud se présente comme une vision du monde, cruelle certes, mais située au-delà de l’angoisse et de la violence : l’homme en est absent, et « rien ici », comme l’a écrit Alain Jouffroy, « n’est exprimé, mais tout est montré… ».
En 1998, avec la double symbolique de l’objet-drapeau tendu sur un châssis, il fait passer celui-ci du côté des œuvres d’art dans l’absolue liberté de son affirmation.
Après l’importante exposition consacrée à Jean Pierre Raynaud au MAMO à Marseille sur le toit de la Cité Radieuse du Corbusier, l’artiste revient à l’un de ses fondamentaux : le sens interdit.

 

 JEAN PIERRE RAYNAUD : FRAGMENTS

PAR ANN HINDRY

Ce qui emporte d’emblée le regard et l’esprit à la découverte de Fragments, le dernier opus de Jean Pierre Raynaud, c’est la pure beauté plastique, l’ampleur esthétique de l’installation. Puis, très vite, car rien n’est aussi univoque chez Raynaud, l’émotion s’ouvre avec gourmandise sur un cheminement de la pensée. Qu’est-ce qui est donné à voir et à connaître, à comprendre et à déchiffrer, à ressentir enfin, comme on apprendrait à ressentir un monde aux règles subtilement basculées ? Comment s’approprier une œuvre aussi immédiatement séduisante dont l’on pressent dans le même temps toute la fertile complexité ?

La disposition architecturale rectangulaire ouverte de l’ensemble, les arcs des deux grandes formes en demi-lunes issues d’un seul tondo scindé  horizontalement en son milieu et placées tête bêche sur le panneau central, et les huit fragments distribués de part et d’autre, évoquent le chœur et les collatéraux d’un lieu sacré ou encore, suggère une citation picturale rigoureuse des conceptions architecturales linéaires classiques d’un Leon Battista Alberti.  Les dimensions imposantes des éléments et leur placement à hauteur d’yeux ajoutent à la prégnance solennelle de l’ensemble. Le jeu de l’inversement des éléments latéraux ajoute au vertige perceptuel. Au centre cependant, le bord diamétral des deux grands demi-cercles rouges ouvert par un rectangle blanc les rend instantanément reconnaissables comme les deux moitiés d’une déclinaison du panneau de « sens interdit ». Les éléments latéraux se perçoivent alors comme autant de tranches taillées dans ce même code de signalisation qui nous est à tous si familier. Celui-ci fait partie des enseignes publiques que l’artiste utilise depuis ses débuts. L’usage exclusif (ou le mésusage délibéré) des signes de la codification partagée ou celui des objets ordinaires lui permettent ainsi de proposer un récit à la fois visuel et dialectique apparemment clair mais subtilement en porte-à-faux, toujours polysémique, qui vise à amener le regardeur à une réflexion d’ordre métaphysique sur son rapport au monde.  Raynaud ne propose pas un puzzle à reconstituer mais bien un itinéraire mental qui sera déclenché à partir de cet éparpillement des sens autour des bribes organisées d’une image si bien connue. Le basculement des sens est à l’aune du basculement littéral des éléments. Car ceux-ci sont autonomes, ils ne sont pas les fragments éclatés des deux demi-cercles centraux. Ils offrent cependant aussi l’hypothèse intellectuelle ou la possibilité d’une reconstitution mentale de l’ensemble …libre au regardeur de conter l’histoire et expérimenter l’espace à sa façon. La sensation du fragment, aussi forte que la compréhension logique d’un tout à reconstituer, la perception de la partie dans le tout, que la configuration comme « interrompue » des éléments suggère, pourrait évoquer certains « aperçus » à l’origine des tableaux d’Ellsworth Kelly, ces aperçus de formes tronquées dont le grand peintre américain s’est nourri. Toutefois, il s’agit moins ici de peintures que d’objets. Des objets picturaux tels que les revendiquait Mondrian. Car ces éléments perçus ici comme constituants dispersés d’un tout, sont, comme les deux demi-cercles centraux, construits par la conjonction de deux parties matériellement distinctes. La partie blanche et la partie rouge. L’application d’un objet plan blanc sur un objet plan rouge. Chaque couleur du duo est autonome de l’autre. Chaque couleur est forme. Chaque forme est couleur. Le brouillage perceptuel opère là aussi en toute limpidité. Les fragments qui donnent son titre à l’installation entière ne désignent pas seulement ceux qui se présentent comme les découpes d’un panneau de « Sens interdit » devenus tableaux autonomes, mais également le mode de création par pans de couleur qui, par deux, construisent la physionomie bicolore de tous. L’ambivalence, ou bien, pour être plus précis la polysémie des œuvres et de leurs constituants ne s’arrête pas là en effet. Les deux couleurs, elles aussi un choix privilégié de l’artiste, présentent le contraste le plus fort, le plein et le vide, le chaud et le froid. Ce contraste pourrait être souligné par les supports séparés de chaque couleur. Or il n’en est rien. Une oscillation visuelle se produit à parcourir ces surfaces à la couleur à la fois étale et veloutée. L’œil arpenteur va et vient entre couleurs-formes, reconnait que ce sont non pas des abstractions ou des représentations picturales mais bien des objets au monde, l’effet du chevauchement de deux pans de couleur, quand bien même la configuration de l’œuvre s’expérimente aussi comme un tout bicolore.

L’exposition in-situ des Fragments, destinée logiquement à être dispersée, met donc en scène son propre effacement. En toute conscience, l’artiste, par cette installation somptueuse, toute en suspens, contribue à son historicisation en même temps qu’elle alerte à sa disparition logique. Une disparition néanmoins ponctuelle dont les fragments assureront les survivances diverses. Celle-ci introduit en quelque sorte la continuité d’un maintenant que les Fragments autonomes vont perpétuer. L’installation telle qu’elle est proposée ici convoque l’appréhension visuelle et mentale du spectateur car c’est lui qui va mettre à l’épreuve sa capacité de penser sa dispersion et conjuguer mentalement son existence future. L’art de Jean Pierre Raynaud est un cheminement d’une exigence absolue aux confins de deux mondes que nous habitons tous : le réel et le mental, l’aperçu et l’imaginaire.

Ces nouvelles œuvres et leur mode d’installation illustre à mon sens admirablement cette brillante mise en garde de la philosophe Marie-José Mondzain : « Il faut que le spectateur puisse lui-même excéder ce qu’il voit et ne pas faire naufrage dans ce qu’on lui montre ».

Ann Hindry

Paris, mars 2018

 

Grand Palais Paris Photo Jean Pierre Raynaud

 

 

Raynaud-Fragments-BD